[Semaine 5] Voici de mes nouvelles (fini)

Semaine 5, Dimanche - 10h42

En ce jour de repos, Rin laisse de côté les tenues qui lui donnent l'air si austère pour son jeans délavé, plus décontracté. Chaussée de ses bottines brunes usées, elle foule l'herbe du grand parc. Les beaux jours sont revenus, le T-shirt ajusté rayé rouge et blanc aux manches fendues est de sortie aujourd'hui. L'encolure danseuse et l'allure souple du textile semblent apporter de la douceur à sa silhouette fil de fer. Malgré sa corpulence, elle ne passe plus pour une adolescente à présent : sa tignasse rousse indisciplinée commence à être connue dans toute l'école. Sont-ce les vêtements qui lui donnent l'air moins dure ? Peut-être est-ce son regard alors ? En effet, d'habitude perçant, il a comme perdu de son agressivité, comme si elle avait baissé les armes. On n'y voit toujours aucune chaleur mais la préoccupation qui s'en échappe discrètement y devient lisible.

La disparition d'Azrel cet hiver lui laisse un goût amer. Depuis, elle parcourt inlassablement ses interminables listings d'élèves. Toute absence suspecte des cours ou des cabanons fait l'objet d'une requête auprès des surveillants. Ils reviennent souvent bredouilles d'ailleurs. Les élèves refont leur apparition dans les heures qui suivent, et aucune nouvelle disparition ne vient augmenter le triste score, pourtant, elle estime ne pas en faire assez. Et dernièrement, les mots durs du surveillant métamorphe ajoutent à ses doutes.

Sur le coup, elle a été plus blessée par le ton que par les mots, dont le sens ne lui est parvenu que quelques instants plus tard. Le respect, la crainte ? Ainsi donc elle ferait peur ? Elle, la petite intendante de rien du tout ? Elle n'a aucun pouvoir disciplinaire et encore moins décisionnaire, que peuvent-ils bien redouter ? Elle n'est même pas enseignante, n'importe qui pourrait exercer ses fonctions. Son pouvoir ? Les personnes qui l'ont vue à l'oeuvre se comptent sur les doigts d'une seule main et il n'est même pas certain qu'elles aient bien compris quel était son Élément. Elle peut se triturer la cervelle et enchaîner les excuses bidons tant qu'elle veut, le jeune fille sait au fond d'elle-même ce que Mendeleïev a remis en cause : la distance, exactement la même qui avait blessé le professeur de magie. Pensive, ses pieds avancent machinalement vers la tour de communication sous le ciel de printemps où des nuages blancs poussés par le vent défilent mollement.

La mince silhouette chapeautée d'épis roux pénètre dans la haute tour. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent au 5ème étage, laissant Rin s'installer à une "cabine", si on peut appeler cela ainsi. Un haut tabouret est placé devant un combiné anthracite, encadré de deux cloisons d'à peine 50 cm de large. Heureusement que la salle est déserte, niveau discrétion, c'est pas trop ça. Ses doigts frôlent à peine les chiffres, le numéro se compose dans le discret cliquetis plastique des touches. Deux sonneries plus tard, une voix enjouée l'accueille.

"Allô oui ?"

Ce n'est pas celui qu'elle attendait qui a décroché mais son ami.

"Ten ?
- Rin ? Hey, ça faisait un bail p'tite puce, comment tu vas ? Ta pneumonie, plus de problème ?
- Oui merci.
- Tant mieux !
- Lagide est là ?
- Oui bien sûr, je te le passe de suite."

Cela faisait un mois qu'elle ne lui avait pas donné signe de vie. Il lui arrivait de faire des silences radio bien plus importants mais elle a toujours redouté les réactions de son tuteur. Elle a toujours eu peur de le blesser en étant trop présente. Peur de lui faire de la peine en étant trop distante. Elle n'a jamais su trouver le juste milieu.

"Allô, Rin ?"

Le son de sa voix, bienveillante, chaleureuse - tout ce qu'elle n'était pas en somme - calme son anxiété. Elle s'imprègne du sourire familier qu'elle y devine avant de répondre à son tour.

"Oui.
- Ça fait longtemps, ça se passe bien à l'E3 ?
- Oui. Et toi, les pierres, tu t'en sors ?
- Ne t'en fais pas pour ça. Je t'ai déjà dit que je me débrouillais. C'est moi qui ai envoyé ta candidature à ce poste. Je savais trèèès bien que tu ne pourrais plus me fournir en minéraux après.
- ...
- Ne t'en veux pas, j'ai fait mon choix. Tu voulais de la stabilité, tu en as. Et toi, tu t'en sors ?
- Je crois, oui.
- Tes collègues, comment ils sont ? Tu t'entends bien avec eux ?
- ... Je ne sais pas.
- Comment ça tu sais pas ? Ne me dis pas que tu ne leur parles pas ? Depuis un mois ? Riiiiin...
- C'est faux, je leur parle ! Enfin pour le travail...
- Riiin...
- Je... Ce n'est pas nécessaire. Je fais mon devoir, c'est bien assez.
- Tu ne pourras pas faire semblant indéfiniment. Cette fois, tu n'es pas en voyage. Tu ne peux pas dire "Dans 2 jours, je ne les verrai plus". Tu croiseras ces gens demain, après-demain et encore le jour d'après et tous les jours qui suivront."

Le silence. Une minute entière s'écoule. 60 longues secondes de mutisme de part et d'autre du combiné. Rin est tout à fait consciente qu'elle ne pourra pas feindre l'indifférence ad vitam aeternam. Elle s'attache aux gens, très vite même et nier sa nature humaine devient de plus en plus difficile.

"Tu sais, Dawn est passé récemment."

Un mouvement de paupière, le coeur de l'ex-chasseuse de minéraux vient de sauter un battement, son souffle se suspend. Les souvenirs qui refont surface sont refoulés mais la deuxième vague est toute proche.

"Il pense à toi."

Ses yeux presque clos veulent retenir les larmes qui fluent. C'est peine perdue, déjà elles débordent. Et de nouveau, le silence. Le lapidaire savait l'impact que ses mots allaient avoir, mais elle doit admettre qu'elle a des sentiments. Le regard nébuleux, la jeune fille laisse l'eau couler sur ses joues car l'effacer d'un revers de la main serait reconnaître son existence. Dans son coeur résonne un éclat de rire que ses oreilles n'entendent plus depuis des mois. Immobile, le glacier continue sa fonte.

Le coup de fil qui ne dure que 3 minutes utiles se prolonge au-delà du quart d'heure d'un silence écrasant. Les larmes se tarissant, l'Élémentaliste de l'Eau parvient à bredouiller quelques mots.

"Je te laisse. Je... J...
- Je t'aime aussi. Prends soin de toi."

Les lèvres serrées, elle acquiesce de la tête comme s'il était près d'elle avant de raccrocher. Rin prend alors plusieurs inspirations profondes. Une fois calmée et les souvenirs bien à leur place, elle sort de la tour comme elle y est entrée, identique à elle-même. Qui croirait à sa mine fermée que des larmes ont coulé sur ses joues ? Il y a des semaines comme ça où les contrariétés sont plus nombreuses. Elle fait avec, ce n'est pas comme si elle avait le choix après tout. Traversant le grand parc de son allure régulière habituelle, elle regagne son cabanon. Un thé ambré lui fera le plus grand bien.

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